de Fabrice Duhamel
Nous sommes bien nombreux aujourd’hui à être passionnés par la pêche de la carpe. Et pourtant, combien de carpistes connaissent l’histoire de leur sport-loisir de prédilection ?
Combien connaissent la carpe en elle-même ?
Pour ma part, ma passion ne s’arrête pas à être simplement au bord de l’eau et pêcher, elle passe aussi par la recherche de la connaissance.
Les livres et les magazines nous en apprennent beaucoup sur la carpe et sa pêche. Mais ceux qui collectionnent ces « papiers », n’apprennent pas seulement les techniques, ils s’immiscent dans l’histoire de l’évolution de notre activité favorite.
Littérature carpe
La littérature halieutique française est très riche. Mais, autant celle traitant de la truite compte d’innombrables ouvrages, autant celle traitant spécifiquement de la traque de Cyprinus Carpio n’en possède finalement pas énormément, une bonne quarantaine.
Pourtant, on ne compte plus les livres anglais : il est vrai qu’en Angleterre, la pêche de la carpe est une institution.
Même avant la « pêche moderne » comme on la connaît aujourd’hui, les Anglais (à commencer par Richard Walker) ont écrit beaucoup sur ce poisson qui nous passionne tous.
Dans l’histoire de la littérature française, je ne crois pas me tromper en affirmant que le premier livre traitant exclusivement de la pêche de la carpe a été édité en 1910 : « La carpe » de Fernand Serrane.
Il est vrai qu’avant les années 80, il y avait peu de pêcheurs de carpes.
Toutefois, le nombre a progressivement monté quand, en 1981, la presse halieutique dévoile tout d’abord un gigantesque poisson de 37kg, pris dans l’Yonne par M. Rouvière : il détrône ainsi le précédent record de France qui était de 25,500kg.
Puis, en 1985, un article de notre regretté Henri Limousin déclenche une véritable bombe dans le monde du « carpisme » : la pêche moderne, pratiquée par les Anglais, est dévoilée au grand public.
Parmi la quarantaine de livres français, quelques-uns sortent du lot. Bien entendu, et même si ce n’est pas un livre français à proprement parler, il y a « Carp Fever » de Kevin Maddocks, qui a révolutionné la pêche de la carpe en France vers 1988.
Il s’agit d’une réédition de la version originale anglaise (éditée en 1981 puis rééditée de nombreuses fois).
Mais il y a aussi, et surtout, l’œuvre du Docteur Ernest Sexe (1871-1940), « La carpe de rivière », qui apporte une analyse hallucinante pour l’époque.
Une bible pour pêcheur de carpes
Édité entre les deux guerres, en 1937 pour être précis, ce livre respire l’authenticité.
Les pages jaunies par le temps donnent une dimension particulière car nous avons réellement l’impression d’avoir entre les mains une bible qui a traversé des années d’histoire (en l’occurrence, elle a connu la Seconde Guerre Mondiale.)
En 1998, ce livre a été réédité sous l’impulsion de Dominique Audigué qui a eu la chance de rencontrer dans les années 80 le fils de l’auteur.
L’auteur justement, le Docteur Ernest Sexe, dévoile dans ce livre de plus de 350 pages, et sans retenue, toute son expérience et son analyse.
Il ne laisse pas de place à la théorie, il ne relate ici que les méthodes qu’il a lui-même pratiquées.
A la lecture de cet ouvrage, nous avons l’impression que ce pêcheur avait plusieurs décennies d’avance sur son temps.
En effet, beaucoup de ses analyses et de ses techniques se rapprochent grandement de notre pêche moderne. Il était également fondateur de deux sociétés de pêche en Haute-Saône, dans l’optique de « l’union fait la force ».
Voici son message : « Soyez donc avant tout unis ! Pas de jalousie entre vous ! Pas de division… ». Il est malheureux de constater aujourd’hui, et notamment sur les réseaux sociaux, que certains ne suivent pas ce conseil…
Déjà, sur la couverture, une phrase de l’auteur nous interpelle d’entrée de jeu : « La Pêche de la Carpe à la ligne condense en elle seule une Éthique et une Philosophie complète. »
C’est exactement ce qu’elle est aujourd’hui, 80 ans après l’écriture de cette phrase ! Le livre débute par une dédicace à son père, qui lui a appris à pêcher.
Une belle déclaration d’amour d’un fils à son père défunt. L’introduction relate le but de ce chef-d’œuvre.
Le Dr Sexe le définit comme un petit livre sans prétention, mais, force est de constater que, 80 ans plus tard, cet ouvrage est devenu mythique aux yeux des plus passionnés d’entre nous.
Ses écrits, dit-il, concernent la pêche de la carpe dans les rivières Saône, Doubs et Ognon.
Mais à la lecture, et avec les connaissances que nous possédons maintenant, ce que constate et affirme le Docteur s’applique bien entendu à toutes les rivières et souvent même aux plans d’eau. Il nous évoque la passion que déclenche Cyprinus Carpio.
Déjà en 1880, il voyait son père partir à la pêche avec plus de dix kilos de matériel et parcourir plusieurs kilomètres à pied !
Lorsque je vois aujourd’hui les kilomètres qu’on avale pour ce poisson. Quand on traverse la France ou quand on part à l’étranger, je me dis que nous avons là un animal et une pêche qui nous rend bien déraisonnables (surtout aux yeux des non-initiés).
On notera par ailleurs qu’il emploie le mot « carpiste » pour nommer un pêcheur de carpe.
Aujourd’hui, certains voient en ce mot une connotation péjorative. Il est vrai que les dérives sont très dérangeantes, tant elles reflètent une mauvaise image de ces pêcheurs dénués de respect.
En ce qui me concerne, je les appellerais plutôt les « pseudo-carpistes ».
La Carpe
Le premier chapitre rappelle ce qu’est une carpe.
Cela paraît bête, et pourtant, beaucoup de pêcheurs ne connaissent pas très bien le poisson qu’ils convoitent.
Le Docteur Sexe la définit ainsi : « La carpe est l’un des plus superbes poissons qu’on puisse imaginer, mariant dans son aspect la force et la beauté. »
Il rappelle aussi que la carpe commune est la véritable souche et que la cuir et la miroir sont issues de différentes sélections.
Qu’on appelle « miroir » la carpe possédant des écailles hypertrophiées aux reflets irisés faisant penser à des petits miroirs ronds de poche.
Et « cuir » celle dénuée d’écailles et dont l’aspect de la peau fait penser à cette matière.
Un mot également sur les « mopses », ou carpes dauphins, qui ont une tête raccourcie et globuleuse, due à une malformation.
Elle est plutôt rare, et lorsque je la vois passer sur les réseaux sociaux, je constate que la plupart des pêcheurs ne connaissent pas son nom.
Notre poisson favori est omnivore nous rappelle-t-il. Beaucoup l’ignorent encore. Pour faire simple, elle mange aussi bien de la viande que des légumes.
Comme les cochons, comme nous !
Cependant, elle ralentit graduellement son alimentation lorsque la température descend en dessous de 9°C ou monte au-dessus de 25, ce qui a une incidence sur sa croissance.
Il explique d’ailleurs comment nous pouvons connaître l’âge des poissons grâce à leurs écailles (scalimétrie) tout comme pour les arbres.
Les sauts : Pourquoi ?
Il nous apporte ici une explication toute simple, suite à l’observation d’un banc de carpes s’alimentant dans un grand aquarium public.
L’une d’elles monte vers la surface, saute hors de l’eau, puis redescend s’alimenter comme si de rien n’était.
Première révélation pour lui : pêcher là où les carpes sautent. Si vous en voyez une sauter, lancez votre montage dessus, car il y a de fortes chances que plusieurs poissons s’alimentent en dessous (lancez au-delà et ramenez le montage sur la zone).
Sa théorie sur la raison des sauts est la suivante : tout être vivant à besoin de bouger (comme pour quelqu’un qui reste assis trop longtemps). Il précise que, « sauf découvertes ultérieures », dit-il, cela lui paraît « donner une explication suffisante du phénomène curieux ». Quelle humilité !
Les sens du poisson
Le Docteur Sexe se base sur les encyclopédies biologiques. Il n’invente pas.
Il en est arrivé à voir, goûter, sentir, à presque penser carpe. La comprendre pour bien la pêcher, et pour cela, il faut bien la connaître.
– La vision : le Dr était ophtalmologue, et il nous fait alors un petit cours sur les yeux. Un point important à retenir : ne pas projeter notre ombre sur l’eau lorsque les poissons sont là, ne pas bouger non plus.
– Le touché : avec une explication des nerfs auditifs et latéraux (ligne latérale). « Les vibrations sonores se transmettent plus vite dans l’eau que dans l’air » nous précise-t-il.
D’où l’importance de ne pas marcher d’un pas trop lourd, de ne pas faire tomber des objets dans le bateau, par exemple.
– La « télégustation » de l’eau : c’est la combinaison de l’odorat et du goût (le sens olfacto-gustatif).
A ce sujet, il pense que, je cite : « Certaines recettes parfumées ont surtout la réelle efficacité de capturer d’abord le pêcheur par le nez avant de capturer le poisson par la bouche. » C’est toujours d’actualité…
Les appâts
Le chapitre traitant des esches et des amorces nous rappelle qu’il n’est pas forcément nécessaire de se compliquer la vie.
L’auteur nous dit que « La carpe a fait se congestionner des méninges et bouillir des alambics d‘alchimistes ! »
Ce point doit sans doute rappeler aux carpistes des années 90 nos moments passés à tester diverses recettes de bouillettes. Mais il faut dire que c’était formateur.
Il explique « la bonne ou mauvaise pratique de laquelle dépend souvent le succès ou la bredouille. »
S’il y a bien une chose que trop de pêcheurs ignorent, c’est bien celle-là. Son milieu naturel grouille de nourriture mais, opportuniste, elle se rassemble sur les zones amorcées.
Elle semble préférer les esches de petite taille, pour preuve, les nombreuses casses sur des carpes lorsqu’il pêchait le gardon.
Il cherche, il teste. Il va jusqu’à mesurer la bouche des poissons. Il définit alors la taille d’esche à partir de laquelle les brèmes ne peuvent pas la saisir.
Il dresse ensuite une liste des meilleurs appâts dont l’asticot, le cube de melon (sucré, couleur orange…), le gruyère et bien sûr la pomme de terre, le maïs, le blé, le pois…
Mais pour lui (et pour beaucoup d’entre nous), la meilleure esche reste la bonne vieille patate.
Il souligne l’importance de pêcher avec l’esche de l’amorçage d’accoutumance.
Effectivement, conditionner un poisson sur plusieurs jours, semaines, voire même mois, et pêcher avec autre chose, c’est un peu bête, même s’il est toujours possible d’attraper quelques carpes curieuses avec une esche totalement différente.
Il nous parle également de la pâte crue (l’ancêtre de la bouillette) qui est à base de chènevis, gruyère, pomme de terre, miel et mie de pain.
Il y rajoute aussi du safran ou du jaune d’œuf, pour y apporter une coloration. Par contre, il ne croit pas aux parfums, sauf pour mettre en confiance le pêcheur.
Si le carpiste veut vraiment un arôme, il conseille l’huile d’amande ou des extraits d’ail, de menthe, de coriandre… Mais, précise-t-il, « le chènevis et le miel apportent aussi de l’arôme » (mais pas que !).
Un paragraphe m’interpelle particulièrement (je rappelle au passage que le livre date de 1937).
Lorsqu’il nous parle d’escher un morceau de pain de chènevis, trop dur pour être piqué à l’hameçon, il nous explique qu’il faut ligaturer cette « noquette » (selon ses termes) avec du fil et le relier à l’hameçon.
Ce dernier reste alors nu. Ça ne vous rappelle rien ? Si, bien sûr, le montage « inventé » par K. Maddocks et L. Middelton 40 ans plus tard…
Son approche est intéressante lorsqu’il compare les carpes avec des poules. Si l’on met énormément de grains, elles mangent jusqu’à satiété.
Puis, elles s’en vont. Au contraire, si l’on jette peu de grains, mais régulièrement, elles restent (c’est l’amorçage de rappel).
Pour notre poisson, on peut amorcer lourd si on ne pêche pas (amorçage d’accoutumance, ALT).
Le jour de la pêche, amorcez léger. Ainsi, les carpes peuvent également trouver l’esche plus rapidement.
Arrive ensuite le paragraphe sur le fameux method… Non, pardon, la pelote !
A l’époque, c’était argile avec blé cuit, pain de chènevis broyé et petits cubes de pommes de terre.
Cette pelote doit tenir longtemps aux coups de « museaux » des poissons et permet un ferrage automatique (auto ferrage grâce à l’inertie de la boule). Décidément, on n’a rien inventé.
Prospection et choix d’un poste
Son conseil, qui paraît évident, n’est pas suivi par tout le monde : « Pour prendre des carpes, installez-vous d’abord où il s’en trouve. »
Dans les articles actuels, on nous dit très régulièrement que la localisation des poissons est très importante.
Déjà à l’époque, le Docteur analysait les cartes d’état-major pour déterminer où se trouvent les barrages, les virages, la rive exposée au soleil, au vent… Aujourd’hui, on utilise Google Earth ou Géoportail.
Il conseille aussi fortement de sonder afin de connaître la profondeur, la nature du fond (en précisant par ailleurs l’importance de ce point).
Pour sonder le fond de la rivière, il procède en bateau. Un poids en fer attaché à une corde, il tapote le fond pour connaître la texture.
N’est-ce pas ce qu’on fait toujours aujourd’hui, même si nous avons des échosondeurs ?
Par ailleurs, il nous précise qu’il a déjà pris des carpes dans 60cm de profondeur, dans « ses bottes ».
C’est trop souvent oublié aujourd’hui, mais il est vrai qu’il n’y avait pas, dans les années 30, de syndrome de la « berge d’en face ».
Il insiste sur l’importance des cassures, car il s’y accumule de la nourriture naturelle : c’est un passage obligé des poissons qui longent celles-ci.
Un petit conseil pour prendre des carpes rapidement : pêcher au bouillonnement (activité chère à Fernand Serrane dans son livre de 1910).
Lancez votre montage sur la zone où ça bulle puisqu’il y a de fortes chances que ce soit des carpes qui s’alimentent.
Il conseille également de tenir un carnet de pêche, pour apprendre de notre expérience, nos observations, nos résultats.
Il en conclut d’ailleurs que la lune n’a que très peu d’influence sur ses résultats, que la température optimale de l’eau, pour en avoir de bons, se trouve entre 12 et 22°.
Ne pêchant que de jour, il se questionne : est-ce que les carpes se nourrissent plus activement la nuit ?
Le matériel
Évidemment, le matériel n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui.
Bien que la plupart des carpistes de l’époque pêchaient avec des cannes de 3,30m en bambou, le Docteur préférait utiliser une canne de 6m afin de lancer « à grande distance » (c’est-à-dire jusqu’à 20 mètres !) et pour pouvoir se mettre en retrait de la berge pour ne pas être vu par les carpes se trouvant en bordure.
Sa phrase : « Si vous pêchez à longue distance, 15 mètres environ… » montre à quel point c’était vraiment une autre époque. Que penserait-il des cannes actuelles capables de lancer à plus de 100m ?
En outre, son moulinet, contenant une centaine de mètres de fil, pesait 440 grammes, sa canne 1,500kg.
Imaginez, l’ensemble pesait presque 2kg ! Il ne laissait rien au hasard et apportait une importance particulière au piquant de ses hameçons.
Il n’hésitait donc pas à passer un coup de lime sur la pointe. Les détails sont essentiels dans notre pratique, il ne faut rien négliger. Le Docteur Sexe l’avait bien compris.
Concernant son épuisette, elle possédait un filet d’un mètre de profondeur avec des mailles plus fines au fond pour le confort de la carpe.
Il avait un réel respect du poisson. Même le chapitre sur la barque me fait penser à la pêche contemporaine : « Préparez la barque prête à partir pour le combat ».
Son analyse concernant les touches et les départs est la suivante : après avoir lancé le montage avec la pelote, le scion commence à bouger.
Ce sont les petits poissons blancs qui picorent cette boule d’argile contenant des petites graines. Pas de « Carpio » sur le coup.
Et tout à coup, le scion ne bouge plus. Ce sont les carpes qui sont arrivés, attirées par le remue-ménage des gardons et autres brèmes, ce qui fait fuir ces derniers.
Le scion se remet à bouger plus fortement, puis se courbe. Le frein du moulinet chante avec le déroulement du fil. La carpe s’est mise à table et s’est piquée. Il nous confirme alors que les gros poissons sont attirés par l’activité alimentaire des petits.
Il nous raconte une anecdote qui l’a marqué, et, encore une fois, on se rend compte que c’était une autre dimension.
En effet, après un long combat de 45 minutes en bateau (avec un ensemble canne et moulinet de 2kg), il mit à l’épuisette une énorme carpe (pour l’époque) d’un peu plus de 18 livres.
Cet ouvrage, sans prétention, dit-il, ne parle que des poissons de trois rivières bien précises.
Le Docteur n’aurait sans doute jamais pensé que son œuvre deviendrait un véritable Graal aux yeux des puristes.
Aujourd’hui, il est compliqué de trouver cet ouvrage, même sur le net.
Néanmoins, en regardant très régulièrement sur des sites comme eBay, Leboncoin, PriceMinister ou encore AbeBooks, vous pourrez trouver la première édition à un prix allant jusqu’à 300€ et la deuxième édition (1998) aux alentours de 50€. Attention toutefois, cette dernière commence à se raréfier.
Comme pour la pêche de la carpe, pour trouver le livre de 1937, il faudra suivre les conseils du Docteur Ernest Sexe : patience et persévérance !
Mes respects, Docteur.